Entre lutte et cohésion sociales (2024)

  • 1 Séclusion des femmes en vertu d’une tradition religieuse.

1Malgré de récents progrès en matière de contrôle des naissances, d’accès à l’éducation pour les filles ou au crédit pour les femmes (Jolliffe etal., 2013), la pauvreté reste endémique au Bangladesh, avec 40millions de personnes vivant sous le seuil national de pauvreté (BBS, 2017). Et, comme c’est souvent le cas, le fardeau de la pauvreté n’est pas partagé équitablement entre les sexes (indice d’inégalité de genre de 0.542 –PNUD, 2017). Le Bangladesh présente un contexte de forte discrimination entre les hommes et les femmes, la domination des femmes étant maintenue par un système patriarcal au sein duquel patrilinéarité, patrilocalité et purdah1 se conjuguent. C’est la raison pour laquelle de nombreux projets avec différents objectifs et différentes pratiques visent à lutter contre les discriminations liées au genre et adoptent une perspective d’empowerment.

2Afin de lutter contre les discriminations liées au genre, activistes et intellectuelles féministes se sont emparées de la notion d’empowerment, s’appuyant en partie sur l’approche de «conscientisation» de Freire (1974), c’est-à-dire un processus transformatif qui permet aux opprimés de prendre conscience des causes de leur subordination. Dans l’empowerment, de la même manière, il s’agit pour les femmes de développer une conscience critique et par là même un «pouvoir intérieur» (Bacqué et Biewener, 2013). L’empowerment peut ainsi être défini comme l’ensemble «des processus par lesquels ceux [et celles] à qui on a refusé la possibilité de faire des choix de vie stratégiques acquièrent une telle capacité» (Kabeer, 1999).

3L’adoption du concept par les mouvements féministes renvoie aux processus permettant une transformation des rapports de pouvoir (Batliwala, 1993) et apparaît dès lors comme un processus collectif permettant aux femmes de s’affranchir des normes sociales qui perpétuent la domination masculine. En effet, l’empowerment repose sur une capacité à mobiliser des «ressources [qui] sont acquises par le biais d’une multiplicité de relations sociales menées dans les différents domaines institutionnels qui composent une société» (Kabeer, 1999, p.437).

4La normalisation de l’empowerment a généré de multiples critiques portant sur une perte de ses dimensions fondamentales de remise en cause des normes et des pouvoirs (par exemple: Batliwala, 2007; Rowlands, 1995). La notion de pouvoir telle qu’adoptée par les organismes onusiens devenant à la fois individualiste et technique, elle perd à la fois les dimensions collectives et de contestation qui caractérisent l’empowerment (Calvès, 2009). En effet, si l’émancipation ou l’empowerment des femmes apparaît non seulement comme une action collective et implique un renforcement du tissu social, elle se constitue aussi comme une nécessaire rupture avec l’ordre établi sans laquelle elle se cantonne à une vision «neutre» ne permettant pas de transformation sociale (Guérin et Pallier, 2005).

  • 2 Sur les mécanismes de production de capital social contribuant à la lutte contre la pauvreté et sur (...)

5Des travaux dans différents contextes montrent que les femmes développent de multiples stratégies pour s’émanciper malgré les contraintes (Adjamagbo et Calvès, 2012) et, dans le contexte indien, comment elles s’approprient les normes en les manipulant (Guérin, 2011). Ce sont ainsi les «parcours» (journey) ou les «chemins» (pathways) de l’empowerment qu’il s’agit d’analyser (Cornwall, 2016). «[L]’analyse de la réalité quotidienne des luttes nous invite à reconnaître la dimension ambivalente, parfois paradoxale et toujours complexe des voies de l’émancipation» (Guérin, 2017, p.121). Observant de façon historique la capacité d’agir des femmes dans la sphère publique en Inde et au Bangladesh, Bagchi (2011) montre, quant à elle, comment ces femmes ont négocié «frontalement» ou «latéralement» avec les structures du patriarcat et du colonialisme par une construction dynamique de nouveaux stocks de capital social2.

6Dans la lignée de ces travaux, il s’agira donc d’étudier, dans le contexte du Bangladesh, les pratiques de l’empowerment des femmes («navigating pathways», selon Kabeer –2011). Utilisant une approche microsociologique, l’article étudie les manières dont le capital social est mobilisé. Ce dernier, qui décrit les normes et réseaux qui sous-tendent l’action collective (Woolcock et Narayan, 2000), permet de saisir les ressources qu’un individu peut mobiliser grâce à ses réseaux sociaux (Lin, 2017). Les nombreux bénéfices attribués au capital social ont généré un fort enthousiasme parmi les théoriciens et praticiens du développement: la Banque mondiale l’a même qualifié de «chaînon manquant» du développement (Grootaert, 1998): par exemple, il est censé améliorer le bien-être et la santé (on lui associe des taux de mortalité plus faibles) ainsi que l’accès au capital humain et au capital économique (il réduirait même la probabilité d’être pauvre), autant de bénéfices que l’on peut qualifier de productifs.

7Cependant, il développe aussi des effets pervers puisqu’il peut exclure les plus pauvres (Cleaver, 2005) et favoriser des groupes fermés qui nuisent aux autres (Portes et Landolt, 1996). De plus, construire des trajectoires de développement qui s’appuient sur le capital social entraîne le risque pour les femmes ainsi que leurs familles de faire face à des pressions de la part des membres de leur communauté, les contraignant à ne pas agir en dehors des normes dominantes au risque d’être marginalisées (Mayoux, 2001; Woolcock et Narayan, 2000). Cela est particulièrement préjudiciable pour les femmes dont le capital social (ou celui de leur mari) peut avoir des externalités négatives (Bebbington, 2007). Par exemple Silvey et Elmhirst (2003) ont montré comment les relations sociales établies entre les femmes migrantes des villes et leurs familles résidant dans les zones rurales en Indonésie ont des fonctions de soutien, mais sont aussi associées à des demandes disproportionnées faites aux femmes. Renforcer le capital social peut ainsi aller à l’encontre des processus d’émancipation en renforçant les mécanismes de subordination des femmes. Molyneux (2002) dénonce en particulier les manières dont les politiques de développement essentialisent les contributions des femmes au tissu social (participation à des réseaux d’entraide, vie locale associative, relations de soutien réciproque,etc.).

8On se pose ici les questions suivantes: comment les femmes utilisent-elles leur capital social au cours de leurs stratégies émancipatrices? Comment négocient-elles leur émancipation et dans quelles conditions cela implique-t-il une rupture ou un renforcement des liens communautaires? À partir d’un travail de terrain au Bangladesh mené entre2008 et2011, les pratiques de l’empowerment sont comparées dans deuxprojets de développement qui ciblent les femmes. La première partie de l’article présente la méthodologie, la seconde partie analyse au Bangladesh, la troisième expose comment les trajectoires naviguent entre lutte et cohésion sociales.

9Les deux enquêtes présentées dans cet article s’appuient sur les méthodologies de la recherche-action participative (Kemmis et McTaggart, 1988), développées dans les années1970 à partir des travaux de Paulo Freire sur les approches de pédagogie comme processus de conscientisation permettant de lutter contre les oppressions (Freire, 1974), et proposent une nouvelle éthique des relations entre science et société. La recherche n’est plus conçue comme étant réalisée «sur» mais «avec» les citoyens. Cela implique une redéfinition des relations de pouvoir entre les chercheurs et les citoyens (Gaventa et Cornwall, 2008). Différents outils des méthodes de recherche-action participative ont été utilisés lors de mes enquêtes, notamment les outils de visualisation, tels que dessins ou cartographie participative (Cornwall, 1999) et en particulier la méthodologie photovoice (Wang etal., 1996), outil spécialement adapté aux femmes de degré d’alphabétisation limité. Des données ont non seulement été collectées avec les femmes participant directement à des projets des organisations non gourvernementales (ONG) mais aussi avec des membres de la communauté –dont leur famille élargie. J’ai réalisé tous mes entretiens avec une traductrice du bangla vers l’anglais et vice-versa. Les données du World Value Survey (données collectées en 2002 au Bangladesh) sont également mobilisées (Inglehart etal., 2014).

Première étude de cas: Pride

10Pride est une ONG qui vise à l’autonomisation d’agriculteurs par le biais de pratiques de développement durable. Cette organisation utilise une approche spécifique de la recherche-action participative: l’interactive learning and action (ILA), développée au cours des années1980 et1990 à l’Athena Institute (Broerse, 1998; Bunders, 1990) afin d’améliorer les processus d’innovation inclusive dans le domaine de l’agriculture dans les pays en développement. L’ILA comprend une phase de reconnaissance, puis des cycles d’apprentissage (Bunders etal., 2010). Pride est né d’une collaboration entre Joske Bunders (ayant développé l’ILA), alors directrice de l’Athena Institute (laboratoire dont je faisais partie lors de la production des données d’enquêtes), et l’unité d’évaluation technologique de la Fondation Grameen Krishi (GKF), organisme fondé par Mohammed Yunus (à l’origine du microcrédit). De1998 à2004, cette collaboration a permis de faciliter l’institutionnalisation des approches participatives à la demande de GKF (Zweekhorst, 2004). Certains membres du personnel de GKF décident en 2004 de fonder leur propre ONG, avec pour but de créer une organisation apprenante: Pride. Ses membres demandent de nouveau à l’Athena Institute de les aider dans l’utilisation de la méthodologie ILA pour la mise en œuvre du projet. Étant donné que Pride cherche alors à mettre au point une approche de développement durable reposant largement sur les ressources propres des communautés, le projet n’est pas financé au sens traditionnel du terme. L’Athena verse moins de 10000euros par an pour financer les activités de recherche, tandis que Pride fournit des fonds provenant de son projet d’amorçage.

11En 2006, Pride lance le projet «Route to Sustainable Development» (RSD). L’objectif spécifique est d’élaborer des stratégies durables de réduction de la pauvreté de manière participative. Le projet démarre dans le district de Jessore, dans la région de Khulna (Ouest du Bangladesh), sélectionné pour sa proximité plutôt que par un critère formel, bien que 48% à 60% de la population vive sous le seuil de pauvreté, avec 2USD par jour dans ce district (Islam etal., 2012). Au cours de la phase de reconnaissance (2004-2006), les besoins des ménages ruraux pauvres de la région ont été analysés avec des méthodes participatives (marche exploratoire, cartographie participative, routine quotidienne) permettant de développer un projet d’agro-écologie (Seferiadis etal., 2017). Les villages sélectionnés étaient isolés, non connectés aux axes routiers principaux, c’est-à-dire non accessibles en bus, dénués de commerces et où aucune autre ONG n’était active. Ces villages ont également été sélectionnés par l’ONG selon des critères de pauvreté. Ainsi, dans les villages retenus pour le programme, plus de 70% des habitants vivent avec un salaire moyen journalier de 80takas (environ 1euro). Ces villages sont par ailleurs caractérisés par une forte densité de population (plus de 650habitants par kilomètre carré) et donc soumis à une forte pression sur les ressources naturelles.

12Les individus impliqués dans le projet ont été mobilisés à partir de cartographies participatives et d’entretiens avec les différents habitants du village afin d’identifier ensemble les ménages considérés comme pauvres. Ainsi le projet s’est concentré sur des paysans sans terre qui disposent au mieux d’un petit jardin pour faire pousser des légumes ou élever quelques volailles, vivant dans des maisons rudimentaires et ne pouvant se permettre de manger plus de deuxrepas par jour, parfois un seul repas, et n’ayant pas les moyens d’acheter du poisson ou de la viande. De façon progressive, le projet s’est focalisé sur les femmes, les hommes expliquant ne pas avoir de temps libre, ayant eu d’autres opportunités (par exemple gestion d’un centre de soins en zone rurale). À partir de2009, tous les participants n’étaient plus que des femmes.

13Cet article s’appuie sur une partie des données de l’enquête totale, menée de1998 à2014 (par exemple Maas etal. –2014). Les données collectées en 2010 ont été exploitées: 38entretiens approfondis et 17discussions de groupes focalisées (FGD). Les femmes enquêtées ont en moyenne 32,5ans, sont à 73% musulmanes sont allées à l’école jusqu’en classe8 (environ jusqu’à l’âge de 13ans, même si cela recouvre de fortes disparités avec des femmes déclarant n’être pas du tout allées à l’école et étant analphabètes, alors que d’autres ont poursuivi l’école jusqu’en classe11, c’est-à-dire environ jusqu’à l’âge de 16ans). Ces femmes sont toutes mariées et ont 2,7enfants en moyenne.

Deuxième étude de cas: Joyoti Society

14La Joyoti Society est une fédération d’organisations de femmes indépendantes. Entre1980 et1995, divers projets ont été menés: un programme d’éducation et un programme de développement dans les bidonvilles voient le jour, au cours desquels différents groupes de femmes sont formés. Puis, de1996 à2001, le programme de développement de la communauté urbaine (UCDP) visant une approche communautaire d’auto-assistance est lancé à partir de financements externes. En 2001, la Joyoti Society est créée à partir de ce programme. Cette organisation ne dépend d’aucun financement externe, elle génère ses propres revenus par les intérêts du microcrédit, mais également grâce à plusieurs sources de revenus (chambres d’hôtes, restaurants chinois, salons d’esthétique).

15L’enquête avec la Joyoti Society s’est déroulée de manière beaucoup plus courte que celle menée pendant seizeans avec Pride: l’intérêt résidait dans l’approche comparative entre un projet rural et un projet urbain. Un des chercheurs du projet a donc pris contact avec la Joyoti Society lors d’une mission, j’ai ensuite été mise en lien avec l’ONG afin de mener une étude exploratoire. L’ONG était intéressée par une enquête sur ses pratiques. J’ai ainsi, avec les membres de la Joyoti Society, produit des données sur quatresemaines en mars et avril2011 sous la forme de 27entretiens approfondis et 17FGD. L’étude repose également sur l’analyse des données secondaires de l’ONG et est complétée par l’étude de documents des ONG ainsi que des observations participantes.

  • 3 Ce qui n’est pas caractéristique de la population de Jessore, majoritairement musulmane. De plus, c (...)

16Les femmes interrogées ayant déclaré leur âge ont en moyenne 32,3ans (20% des femmes, visiblement âgées, ne connaissaient pas leur âge); 55% des femmes sont hindoues3 et ont 2,8enfants en moyenne. Les entretiens individuels se sont déroulés dans les maisons des enquêtées, permettant de produire des données d’observation. Si certaines femmes vivent dans des conditions très précaires, n’ayant pas de meubles, ne mangeant qu’une fois par jour, étant visiblement maigres, certaines maisons sont toutefois moins pauvres: une pièce séparée pour la cuisine, des toilettes à l’intérieur de la maison, parfois plusieurs chambres, des meubles pour ranger les vêtements. Les enfants de ces femmes sont scolarisés, plusieurs femmes ont même des enfants poursuivant des études supérieures.

De fortes inégalités de genre au Bangladesh

  • 4 Le genre se réfère à la classification sociale entre «masculin» et «féminin» (Oakley, 1972).

17Dans un pays marqué par un système fortement patriarcal (Feldman, 2001), les discriminations de genre4 sont nombreuses. Les femmes cheffes de ménage (McIntyre etal., 2011) ainsi que les jeunes filles (Narayan et Petesch, 2002) sont particulièrement contraintes par les normes sociales qui empêchent les femmes de travailler en dehors du foyer. Le mariage précoce reste fréquent, avec un tiers des filles mariées à l’âge de 15ans, malgré un âge légal minimum pour le mariage fixé à 18ans (Malé et Wodon, 2016). Dans un contexte marqué par une forte pression sur les ressources naturelles, le système d’héritage patrilinéaire (de père en fils) limite davantage l’accès des femmes aux ressources et à la propriété foncière. De plus, la pratique de la patrilocalité, selon laquelle les femmes s’installent dans le village de leur mari après le mariage, sépare ces dernières de leur réseau social, aggravant encore leur vulnérabilité (Larance, 1998). Bien que des travaux montrent une diminution des inégalités entre hommes et femmes au Bangladesh (Choudhury etal., 2000), une étude dans le district de Mymensingh a par exemple montré que, malgré une forte contribution des femmes au revenu familial, celles-ci restaient exclues des processus décisionnels et ne pouvaient ni travailler en dehors du domicile ni participer aux activités d’ONG (Asaduzzaman etal., 2015). En outre, les données du World Value Survey indiquent que les stéréotypes de genre sont marqués: par exemple, en cas de pénurie d’emploi, 67,1% des personnes interrogées s’accordent sur le fait que les hommes sont plus légitimes que les femmes dans l’emploi, et 82,6% considèrent qu’une femme doit obéir à son mari.

18Lors des entretiens, de nombreuses femmes expliquent que la purdah, issue de la tradition religieuse, interdit aux femmes de travailler en dehors de la propriété familiale, et ce, en raison du contrôle social imposé par les commérages. Par exemple, une femme enquêtée dans un village avant que Pride ne démarre ses activités explique:

D’autres personnes parlent, elles demandent: «Tu as un mari, pourquoi travailles-tu?» Alors, mon mari me dit que je n’ai pas besoin de travailler, il me dit de rester à l’intérieur. Mais je dois travailler ou nous ne pouvons pas survivre. Je dois arrêter de travailler sinon il y aura des conflits avec mon mari. J’ai peur qu’il divorce.

19Il faut noter que la religion joue un rôle déterminant: les données du World Value Survey montrent que 97,1% des hommes et des femmes enquêtés estiment qu’il est important qu’une femme soit religieuse, 75,3% jugent important de porter le voile dans l’espace public et 35,8% sont d’accord avec les lois de la Sharia.

  • 5 Développé dans les années1970 par Yunus au Bangladesh, le microcrédit s’est largement institutiona (...)
  • 6 Le nombre des ONG a été divisé par dix en moins de vingt ans.

20Dans ce contexte, de nombreux projets visent à l’empowerment des femmes au Bangladesh. Parmi les outils largement mobilisés dans ce but se trouvent les institutions de microfinance5, qui fournissent des systèmes d’épargne et de prêt aux populations habituellement exclues des mécanismes bancaires, afin d’investir dans des activités génératrices de revenus. Ces systèmes d’épargne et de prêt sont connus pour entraîner une augmentation de la mobilité physique, un renforcement de l’accès aux ressources économiques et matérielles ainsi qu’au pouvoir décisionnel, en particulier au sein de la famille (Kelkar etal., 2004). Les stratégies d’empowerment au Bangladesh peuvent également prendre la forme de programmes de planification familiale (Phillips et Hossain, 2003) ou d’accès à la participation politique par le biais de sièges réservés au sein des organes gouvernementaux locaux (Khan et Ara, 2006). Cependant, le Bangladesh est non seulement caractérisé par un nombre élevé6 et un important pouvoir des ONG (Haque, 2002), mais également par une institutionnalisation de la microfinance, approche démontrée à de multiples reprises comme porteuse de nombreuses limites (Hofmann et Marius-Gnanou, 2007; Guérin et Pallier, 2005). Paprocki (2016) montre par exemple que les microcrédits entraînent une dépossession sociale par le biais de la confiscation des moyens de production, la construction de relations de dette au sein de la communauté et la reconfiguration du statut social des femmes. De plus, le lien n’est pas automatique entre des interventions visant au développement économique des femmes et leur empowerment (Duflo, 2012).

Pride: un modèle de développement rural fondé sur l’agro-écologie de subsistance

21Les membres de l’ONG n’utilisent pas le mot «empowerment» pour décrire leurs objectifs, et l’organisation n’a pas, à l’origine, ciblé les femmes davantage que les hommes. Cependant, le processus participatif des formations facilitées par l’ONG, avec les femmes, permet aussi à ces dernières de prendre conscience de leurs savoirs et de leurs compétences: elles combinent et co-créent de nouvelles connaissances, ce qui leur permet de développer leur savoir-faire pour améliorer leurs moyens de subsistance. De plus, ces formations sont également des espaces au sein desquels les femmes prennent conscience des rapports de pouvoir qui contraignent leurs trajectoires: par exemple, les obligations imposées au mari et à leur famille de ne pas avoir une femme travaillant hors de la maison, ou encore leur impossibilité de déroger aux obligations de femme et de belle-fille (dont les tâches ménagères). Les femmes du projet se sont progressivement engagées dans différentes activités génératrices de revenus, se débrouillant avec ce qui est à portée de main, selon le principe du «bricolage» (Lévi-Strauss, 1962) des entrepreneurs: en utilisant les ressources inexploitées ou sous-utilisées, mais en refusant d’être contraintes par des limitations, essayant ainsi diverses solutions afin de contrer ou subvertir les limites de l’environnement local (Baker et Nelson, 2005). Ainsi, leurs activités comprennent la culture maraîchère et l’arboriculture fruitière, exploitant les (petits) espaces libres (construction de pergolas au-dessus des étangs par exemple), l’élevage de volailles dans l’arrière-cour, la pisciculture dans de petits trous, ou la broderie et la couture. Les entrepreneures retirent des bénéfices, non seulement pour leur propre compte (produisant des biens ou gagnant de l’argent), mais aussi forment leurs voisines à ces activités génératrices de revenus en partageant leurs connaissances et compétences. Ceci stimule des espaces d’apprentissage participatif entre femmes et d’entraide dans leurs activités respectives: par exemple pour préparer la terre de leur jardin ou pour broder des ouvrages de grande taille, comme des draps. Ces entrepreneures ont ainsi développé un mode d’action économique correspondant à de l’entrepreneuriat social, c’est-à-dire combinant des objectifs commerciaux avec des objectifs sociaux (Mair et Marti, 2007). Les femmes ont indiqué qu’elles avaient accès à plus de ressources, en particulier leurs familles mangent mieux (en quantité et en diversité). Non seulement des biens sont maintenant produits pour l’autoconsommation (légumes, œufs, poisson), mais la vente de produits augmente l’argent disponible pour le ménage. Chaque femme formée (entrepreneure sociale) a en moyenne une centaine de bénéficiaires (selon les chiffres de l’ONG). Ainsi elles deviennent des actrices intermédiaires du développement agissant selon un modèle économique correspondant à l’entrepreneuriat social. En 2013, Pride avait formé au total 136femmes (entrepreneures sociales) dans 136villages différents.

La Joyoti Society: un modèle de développement urbain fondé sur l’autogestion de microcrédits

22La deuxième étude de cas concerne la Joyoti Society, qui affiche pour but l’empowerment économique et social des femmes. En ciblant les femmes de la «classe moyenne» et de la «classe pauvre» de la municipalité de Jessore, pour reprendre les formulations utilisées par les membres de l’ONG, cette institution basée sur le microcrédit a pour objectif l’empowerment des femmes à travers la création d’«organisations»: des groupements de femmes. Peu à peu responsables de l’allocation de crédit (en groupe ou individuellement) ainsi que de la collecte des échéances des prêts, elles deviennent autonomes, avec un suivi de la Joyoti Society qui les note et adapte le niveau de soutien ou de contrôle selon les résultats d’évaluation. En 2008, la Joyoti Society avait établi 54organisations dans 54communautés urbaines différentes et comptait au total 10743bénéficiaires.

23Les données membres de l’ONG indiquent que de «nombreuses femmes» (sans préciser) réussissent à économiser de l’argent et à contracter des prêts qu’elles remboursent. Avec ce capital financier, les femmes s’engagent dans des activités génératrices de revenus. De plus, la Joyoti Society organise des formations dispensées par des organismes externes. Celles-ci concernent l’élevage de volailles, la culture maraîchère, l’artisanat et la couture, ainsi que des activités considérées comme masculines au Bangladesh. Grâce aux prêts et aux formations, les femmes peuvent davantage s’engager dans ces activités, soit seules, soit avec leur mari (c’est le cas d’un garage à vélos). Les organisations établies par la Joyoti Society développent ainsi leur propre capital financier grâce aux intérêts des prêts de microcrédits. Ces fonds propres sont réinvestis dans le fonctionnement des organisations mais aussi dans des actions sociales. Les organisations créent ou financent des écoles, aident à l’achat de livres scolaires, fournissent une aide ponctuelle pour la dot, les funérailles, les traitements médicaux ou contribuent à un programme destiné aux femmes âgées. Elles participent à l’organisation des programmes de don de sang ou des journées nationales de vaccination. Lors de catastrophes naturelles, elles organisent l’aide d’urgence. Elles peuvent ainsi être décrites comme des entreprises sociales à un niveau que l’on pourrait qualifier de meso, par contraste avec le niveau micro des femmes entrepreneures sociales de Pride.

Le lien social comme facteur d’émancipation: le rôle du capital social

24Le but affiché de la Joyoti Society est l’empowerment économique et social des femmes. Les microcrédits couplés aux formations, formule courante des ONG visant à l’émancipation économique des femmes au Bangladesh, constituent l’opportunité pour ces femmes de s’engager dans des activités génératrices de revenus. Par le biais des formations dispensées par l’ONG, on l’a vu, des femmes accèdent à des métiers réservés habituellement aux hommes (par exemple électricien). De plus, la Joyoti Society promeut l’accès aux droits des femmes via des activités de sensibilisation. Concernant Pride, les femmes n’étaient pas la cible première du projet, mais le sont devenues. Grâce au projet et à ses formations participatives, les femmes se sont engagées dans des activités génératrices de revenus correspondant à de l’entrepreneuriat social. Après leur avoir distribué des appareils photo afin qu’elles documentent selon leur propre point de vue les changements liés au projet de l’ONG (selon la méthodologie photovoice), les femmes ont montré –fièrement– des photos de leurs filles avec des livres scolaires en expliquant qu’elles pouvaient maintenant les scolariser. Elles ont aussi pris des photos se mettant en scène avec leur mari: lui donnant de l’argent ou encore participant aux décisions, dont celles d’envoyer leurs filles à l’école. Concernant l’inclusion des femmes dans les activités économiques, l’accès des filles à l’école ou encore leur position au sein du ménage, mais aussi au sein de leur communauté, les discours des femmes montrent qu’elles analysent leurs trajectoires en termes d’émancipation.

25Dans les deuxétudes de cas, les femmes avec lesquelles je me suis entretenue expliquent être «plus connues», «plus valorisées». Leurs récits font état d’une reconnaissance de la part de leur famille et de la société acquise depuis leur implication dans l’organisation. Par exemple, une femme de la Joyoti Society explique: «Avant j’étais connue dans ma communauté comme une fille, comme une épouse, maintenant je suis connue avec mon propre nom.» La désignation par le nom représente une identité sociale reconnue et établie aux yeux des autres. Les femmes des deuxONG expliquent avoir leur «propre revenu maintenant», et donc une plus grande «autonomie». En raison de leur capital financier accru, elles disent se sentir valorisées par leurs familles et leurs communautés.

26L’émancipation apparaît reposer sur le renforcement du capital social des femmes. Dans le cas de Pride, les femmes qui cultivent leurs légumes produisent leurs propres graines et les partagent avec leurs voisines en même temps qu’elles les forment, en reproduisant les formations participatives collectives qu’elles ont reçues. En remerciement, les voisines leur donnent des légumes ou des graines, et en donnent aussi à d’autres voisines. Les graines, légumes ou coups de main circulent entre les entrepreneures et leurs voisines, les échanges sont intensifiés et caractérisés par la réciprocité. Les femmes décrivent ces échanges comme des dons et contre-dons qui renforcent le tissu social: elles saisissent ainsi l’opportunité d’investir dans leur capital social.

27La Joyoti Society apparaît également soutenir une autonomisation des femmes en s’appuyant sur les réseaux sociaux. Cette autonomisation équivaut à rompre avec les liens de dépendance des détenteurs traditionnels du pouvoir, en particulier avec les hommes. Les membres de la Joyoti Society expliquent qu’elles ont dû faire face à une perception du rôle des ONG utile pour fournir une aide d’urgence et donc une aide gratuite. Or, comme l’ont exprimé les membres de cette organisation, pour devenir autonomes, les femmes ne doivent plus dépendre des autres. Cela est possible, d’une part, grâce à un soutien à l’autosuffisance, qui se retire de manière progressive, à mesure que les femmes deviennent de plus en plus autonomes dans leurs organisations communautaires. Ce suivi fait aussi office de contrôle. Les prêts sont contractés auprès des organisations qui les gèrent de façon autonome, la Joyoti Society veillant à ce qu’il n’y ait pas de malversations (comme beaucoup en ont été témoins au Bangladesh, avec de nombreux témoignages d’ONG prenant –avec brutalité– ustensiles de cuisine ou toits des maisons afin de compenser le non-remboursement des prêts). D’autre part, l’autonomisation des organisations de la Joyoti Society est facilitée par l’établissement de réseaux de soutien au niveau de la communauté. Se basant sur les comités de développement communautaire (CDC) établis par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), la Joyoti Society développe ces comités et en établit de nouveaux, incluant des petits commerçants, conducteurs de rickshaw ou figures locales de pouvoir. Pour devenir autonomes, différents membres de la Joyoti Society expliquent qu’il faut «commencer à donner gratuitement». Les dons sont perçus comme des moyens de briser les schémas traditionnels de dépendance:

Avant nous demandions de l’argent à notre mari, maintenant nous avons notre propre argent […]. Si j’ai de l’argent, je ne demanderai pas aux autres […]. Nous aimons enseigner à nos enfants à donner parce que nous aimons penser que nos enfants se soutiendront et aideront les autres.

28Par ailleurs, ce sont aussi les liens verticaux qui se renforcent pour les femmes des deuxprojets: il existe une capacité accrue de négociation avec les membres de l’élite locale (avec les propriétaires terriens, par exemple, dans le cas de Pride). Des femmes appartenant aux deuxONG rapportent être dorénavant invitées à participer au Shalish (entité locale de résolution de conflits qui discrimine et exclut habituellement les femmes et les pauvres) ou savoir désormais qui appeler quand elles sont confrontées à un problème; elles sont désormais autonomes pour interagir avec différents acteurs (avec le médecin par exemple). Une modification de ces liens verticaux augmente la capacité des femmes à accéder à des ressources: c’est ainsi le renforcement du capital social qui permet une autonomisation et donc une émancipation des femmes.

Négocier la transformation des normes

29Le développement du capital social permet également la diffusion de rôles modèles. Les femmes voient d’autres femmes réussir à s’engager dans des activités génératrices de revenus malgré les contraintes et peuvent alors s’inspirer de ces trajectoires d’empowerment. Dans le cas de Pride, les pratiques du projet ne remettent pas directement en cause les normes dominantes, mais restent en accord avec les normes sociales dans lesquelles les femmes évoluent. Les activités génératrices de revenus dont il s’agit peuvent être effectuées dans l’enceinte de leur maison et requièrent de rares déplacements. Elles sont réalisées en plus des tâches ménagères, en veillant à ce que les repas soient prêts pour les maris aux heures habituelles, reproduisant une situation classique de triple journée décrite par d’autres travaux (Destremau, 2013). D’autre part, Pride s’engage avec l’entourage des femmes, qui agit comme une résistance au changement. L’ONG commence par interagir avec les membres de la communauté, par exemple en utilisant des cartographies participatives réalisées avec les détenteurs de pouvoir locaux, puis elle s’entretient avec les familles et belles-familles et, enfin, elle prend contact avec les femmes pour évaluer la possibilité d’inclure ces dernières dans ses formations. Ainsi, Pride diminue les résistances, développant d’abord des relations de confiance avec les membres de la communauté pouvant s’opposer au travail des femmes ou à leurs échanges avec des ONG. L’approche de Pride ne se fait pas en opposition aux coutumes et pratiques, mais elle s’intègre au contraire dans ces dernières, tout en incluant les membres de la communauté. Le mot «empowerment» n’est d’ailleurs pas utilisé par les membres de l’ONG. Cependant, bien que ce ne soit pas un objectif affiché de Pride, les femmes interrogées analysent les changements réalisés en termes d’émancipation économique, mais également sociale. Ces changements se produisent non seulement au niveau individuel, mais sont aussi reproduits par d’autres femmes. De nombreuses femmes s’engagent dans des trajectoires émancipatrices et, servant de modèles aux autres, véhiculent de nouvelles façons d’agir. Les pratiques marginales deviennent alors plus fréquentes, et ainsi moins marginalisantes, ce qui permet d’envisager une possible modification des normes.

30Alors que le microcrédit n’est pas systématiquement émancipateur et que certains travaux, en particulier au Bangladesh, ont mis en évidence les limites de l’approche et ses effets pervers (Kabeer, 2011), mes résultats d’enquête semblent montrer qu’il peut tout de même être porteur d’une plus grande égalité de genre. Les témoignages des femmes de la Joyoti Society montrent qu’elles attribuent à l’ONG des changements dans les normes discriminatoires: elles rapportent en effet qu’elles sont désormais capables de travailler en dehors de chez elles, les filles sont moins harcelées, les mariages de filles mineures sont moins fréquents, des terres sont enregistrées sous le nom des femmes. Enfin, de façon générale, la communauté critique moins les femmes. Les récits des femmes de la Joyoti Society sont rythmés par des expériences d’essais et d’échecs: il faut être «courageuse», «patiente» et avoir «confiance en l’avenir». La Joyoti Society, dont le nom signifie en bengali «toujours victorieux», semble inspirer à ses membres cette capacité de résilience, où chacun sert de modèle. De nombreux témoignages de femmes rapportent que l’ONG les «encourage» lorsqu’elles échouent, en particulier car les membres de la Joyoti Society leur permettent de renforcer leur capacité à identifier l’échec puis à en tirer des leçons. Certains actes sont emblématiques: la fondatrice de la Joyoti Society a été non seulement la première femme de la municipalité à conduire une moto, mais elle prend régulièrement des hommes comme passagers. L’organisation a également fondé un club de foot féminin et a organisé le premier «marathon» féminin du pays. Ces changements ont été acquis par des luttes: les témoignages relatent des critiques de la communauté, des familles ont empêché des femmes de quitter leurs maisons, certaines menaces étant qualifiées de «terroristes». La fondatrice de la Joyoti Society explique: «Quand dixfemmes commencent à venir, quand les autres maris voient ça, alors ils permettent à leurs femmes de venir.» En effet, ce sont les femmes initiatrices du changement qui rencontrent le plus de résistances; il est ainsi plus facile pour d’autres femmes de s’engager dans les mêmes trajectoires d’émancipation: non seulement parce que les microcrédits et les épargnes augmentent le revenu, mais également, comme de nombreuses femmes l’expliquent, car la communauté ne critique pas les –premières– femmes qui sont impliquées dans ces ONG. De fait, la peur d’une exclusion sociale est diminuée. Cela reste vrai dans un contexte marqué par les nombreuses attaques contre les ONG dans les années1990 de la part des groupes islamistes (Naher, 2010).

31Cependant, la Joyoti Society veille aussi à ne pas entrer en conflit avec la communauté. Par exemple, lorsque les chefs religieux ont tenté d’empêcher les femmes de l’ONG de célébrer des événements culturels, elle leur a demandé d’expliquer de quelles manières celles-ci violaient la loi religieuse. Les femmes ont ensuite arrêté d’organiser des événements en soirée et les mènent dorénavant pendant la journée. Elles ont également cessé de chanter avec des micros, une pratique réservée aux imams. Elles disent rester «prudentes» face aux chefs religieux. En outre, au sein de la sphère familiale, il existe un système de médiation. Le personnel de la Joyoti Society négocie activement, établit et entretient de bonnes relations avec les maris et les convainc de laisser leurs femmes se joindre à elle. Une des conditions consiste à s’assurer que les femmes continuent d’accomplir leur travail domestique. Un autre aspect concerne la participation des femmes à des activités d’aide sociale considérées comme positives par leurs familles. Les femmes expliquent que, pour que le microcrédit permette l’empowerment, mais aussi pour augmenter les chances que ce prêt soit investi dans une activité génératrice de revenu et assurant le remboursement du prêt, il est nécessaire qu’elles soient capables de ne pas donner leurs prêts à leurs familles. Cependant, il apparaît également que donner le premier prêt est souvent une étape nécessaire pour s’assurer du soutien familial: elles donnent le premier, mais pas les suivants. On voit donc que, si ce projet comporte des «luttes» visibles (notamment par le biais des actions de sa fondatrice), il nécessite également de nombreuses stratégies collectives ou individuelles de contournement des obstacles.

Entre autonomie et affiliation

32Les deux trajectoires associatives étudiées et décrites ici mobilisent plus ou moins des luttes, ou apparaissent plus ou moins en harmonie avec les normes. Les initiatives de développement focalisées sur les femmes sont à la fois «productrices de changement mais aussi de déstabilisation, dans la mesure où elles réinterpellent les rôles, les représentations et dévoilent des rapports de domination» (Hersent etal., 2011, p.314). Guérin (2011) décrit deuxsources de conflit: le fait d’être moins disponible pour le bien-être de sa famille et le fait de transgresser les normes de la féminité –en particulier le fait de se déplacer, d’être autonome financièrement ou d’être autorisée à s’exprimer. On retrouve ces deux mêmes sources de conflit dans les deuxprojets ici analysés.

33Nos projets de développement local facilitent tous deux des processus d’émancipation de femmes. Ils sont cependant caractérisés par trois grandes différences. Premièrement, concernant le niveau de pauvreté des femmes cibles: contrairement à Pride, la Joyoti Society, outre le ciblage des femmes pauvres, vise aussi les classes moyennes au sein desquelles l’émancipation est plus compliquée, car la nécessité de travailler est moins forte. Deuxièmement, le contexte est également différent: les villages en zones rurales de Pride sont souvent peu accessibles par rapport aux zones urbaines privilégiées par la Joyoti Society. Troisièmement, l’empowerment des femmes est un résultat atteint infine pour Pride, alors qu’il s’agit d’un but affiché dès le départ pour la Joyoti Society. Ces différences permettent d’observer deuxtypes de trajectoires d’émancipation. En effet, la Joyoti Society a un historique marqué par plus de «luttes» affichées, avec des activités symboliquement fortes et d’autres habituellement réservées aux hommes, mais désormais adoptées par des femmes. Ces contestations visibles et symboliques sont peut-être rendues possibles par le contexte urbain ou alors rendues nécessaires par les problématiques spécifiques des classes moyennes. Il s’agit aussi largement d’un engagement plus ou moins visible de la part des deuxONG auprès de tous les acteurs locaux. En effet, les mobilisations continues –auprès des hommes et des femmes– constituent des «formes souterraines et permanentes de mobilisation, parfois de harcèlement» (Hersent etal., 2011, p.315).

34Cependant, au-delà de ces différences, on constate des trajectoires qui se ressemblent largement: dans les deuxcas, les femmes s’appuient sur des formes d’action collective, de solidarité ou de réciprocité, et ce, en s’inscrivant dans des modèles de développement fondés sur une autonomisation entendue comme une indépendance financière vis-à-vis des ONG. Dans les deuxexemples vus, les figures de résistance sont impliquées (maris, communauté) et les luttes frontales sont évitées, impliquant des compromis et, par conséquent, une limitation de la portée des transformations. Dans les deuxprojets étudiés, les femmes ne dérogent pas à leurs obligations ou «responsabilités», elles se voient ainsi contraintes à des doubles journées de travail. Guérin (2008) montre comment la famille est source permanente de tension, entre conflits et coopération, se manifestant à la fois sous forme de compromis, de négociations, mais également de résistances. Et plus la contrainte est forte, plus les résistances prennent des formes indirectes.

35De plus, les deuxprojets reposent sur des femmes qui jouent le rôle d’acteurs intermédiaires stimulant le développement de leurs communautés. Guérin décrit comment les ONG se concentrent ainsi sur les femmes qui sont les plus aptes à gérer ces conflits de valeurs, manipulant les normes pour se créer des espaces de «micro-liberté», et choisissent ainsi «les femmes fortes, celles qui peuvent se déplacer, qui sont courageuses, qui viennent à nos réunions sans avoir de problèmes» (Guérin, 2011, p.46). Les résultats d’enquêtes montrent également que les ONG s’appuient sur des femmes plus aptes à s’engager dans des processus de changements, intermédiaires des projets de développement. Dans les deuxprojets, on observe des femmes qui s’émancipent par le biais d’actions qui rappellent les «maternités symboliques» (Muel-Dreyfus, 1996), représentant un (autre) mode de reproduction sociale (Verschuur etal., 2017).

36Les deux études de cas que nous venons de décrire nous montrent en effet que les femmes utilisent et modifient leur capital social dans leur processus de développement et, ainsi, qu’elles s’émancipent en consolidant leurs liens sociaux. Les trajectoires d’émancipation ici analysées impliquent une dimension d’action collective avec d’autres femmes, mais aussi avec différents acteurs. Ce sont les membres de la communauté et les familles, acteurs sociaux qui sont décrits par ailleurs comme limitant leur développement, c’est-à-dire le «capital social négatif» ou «pervers» des femmes. Sous-tendue par l’autonomisation, l’émancipation –telle que facilitée par ces projets– est réalisée avec le tissu social, donc par des négociations au sein de leur réseau social. C’est ainsi que des transformations des structures de pouvoir sont permises. Ainsi, l’autonomisation résulte d’une plus grande affiliation.

  • 7 Comme rapporté: «Le bien le plus important que je possède, c’est mon mari» (Guérin, 2011, p.55)

37Si beaucoup de débats soulignent le fait que l’émancipation doit rompre avec des schémas de dépendance, il apparaît aussi que l’empowerment bénéficie de processus s’appuyant sur l’action collective. L’empowerment est en effet facilité par des rôles modèles, ou des «structures intermédiaires» (Novak etal., 1996), et des espaces sociaux qui permettent le développement d’une «identité collective insurgée» (Evans, 1979). Or, les hommes étant généralement absents des foyers, les maisons sont des espaces féminins où les relations entre femmes sont caractérisées à la fois par la solidarité et par la coopération, mais également par la compétition et par les conflits (Guérin etal., 2013). De fait, les processus d’empowerment sont sources de nombreux «tiraillements» (Guérin, 2011), et, comme son étude le montre, les femmes enquêtées donnent la priorité au «bien7» considéré comme étant le plus important: leur mari.

38L’émancipation est acquise en interdépendance (Haque etal., 2011). En effet, si les concepts d’autonomie et d’indépendance sont acceptés comme des objectifs universels, d’autres études montrent, comme au Bangladesh, que l’autonomie n’est pas forcément valorisée en excluant la dépendance (Devine etal., 2008). La conception du pouvoir au sein des ménages doit ainsi être interrogée. Différents travaux révèlent ainsi que les femmes ne recherchent pas plus de «pouvoir» ou «d’autonomie» mais plus de «respect», de «statut» (Guérin etal., 2013; Kabeer, 2001; Cornwall, 2007). L’étude de Kabeer (2001), portant sur les résultats du microcrédit, observe que, si les femmes entretiennent des relations d’interdépendance inégales avec leur mari, elles ne recherchent cependant pas «l’indépendance». Cela met en avant la dualité à laquelle les femmes sont confrontées, pour reprendre les mots de Kabeer: «Comment est-il possible pour les femmes de reconnaître et de faire face aux injustices inhérentes aux relations sociales qui définissent leurs identités et donnent un sens à leur vie sans pour autant nier ou nuire à ces relations?» (Kabeer, 2011). Faisant suite aux travaux de Mahmood (2005), les analyses de Guérin et ses collègues (2013) proposent de sortir des cadres binaires féministes percevant les normes patriarcales comme consolidées ou subverties; en effet, les enseignements de mes recherches montrent également que les femmes ne cherchent pas à modifier le «cadre patriarcal», mais tentent de rendre leur position à l’intérieur de ce cadre plus confortable. En fin de compte, la force émancipatrice du microcrédit reste donc mesurée, à l’aune de ce qui est acceptable socialement et négociable pour chacune d’entre elle dans son environnement familial immédiat.

39Dans le contexte du Bangladesh, où les limites des activités des ONG ont été démontrées, l’article compare deuxprojets et leurs capacités à émanciper certaines femmes par un renforcement de leur capital social. Ces projets s’insèrent dans des contextes très différents: urbain pour l’un, rural pour l’autre, avec un volet de microfinance pour l’un mais pas pour l’autre, ainsi qu’avec des niveaux différenciés de pauvreté. L’étude comparative permet d’analyser comment des femmes, confrontées au double risque de se marginaliser ou de s’aliéner, s’impliquent dans ces projets de développement. Si ces approches sont fondées sur un travail de conscientisation, elles mobilisent des modes d’action collective au sens large, associant les acteurs responsables des discriminations. La transformation des structures de pouvoir passe ainsi par des actions symboliques de contestation, de rupture, représentant des formes de luttes sociales, mais aussi par une coopération, une plus forte cohésion sociale renforcée par des dons et des contre-dons (Mauss, 1923).

40Pour Guérin etal. (2011) les initiatives oscillent entre «résistance», sous la forme de contestations discrètes permettant l’accommodation, et «transformation sociale». L’analyse des pratiques nous montre que, même si les trajectoires de l’émancipation ne débouchent pas sur de l’action politique collective, ces trajectoires individuelles et souvent marginales peuvent se multiplier, jusqu’à être partagées et permettre, à terme, une transformation des normes sociales. Ainsi, à certains égards, les pratiques de l’émancipation semblent reprendre les propos consensuels de la normalisation de l’empowerment telle qu’on l’a critiquée. Pourtant, c’est cet aspect consensuel qui semble ici faciliter une transformation des structures de la domination masculine.

Entre lutte et cohésion sociales (2024)
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